Si la tendance est à la multiplication exagérée des images ainsi qu’une multiplications de nos types d’écrans (réseaux sociaux, TV, cinémas, posters, affiches…) notre planète toute entière semble être à portée de cliques, à portée de vue et à portée de compréhension ; Mehdi Boubekeur le récuse ici et le dévoile. Dans un certain contexte, ici un pont, il tente dans un élan purifié de la frénésie de la multiplicité des angles et des retouches, de réduire son dispositif à un cadre fixe, une «image unique» pour relayer ensuite sa perception, son imaginaire et/ou sa mémoire en poussant à examiner une image dite «unique».

Choisissant cette réduction maximale de son dispositif de saisie il se contente de photographier le même lieu, du même point de vue, du même angle, durant plusieurs mois ; il nous pousse ainsi à effectuer des allers – retours sur ses images prise dans le temps pour les comparer, les remarquer, les annoter ; car si les prises qu’il effectue sont « uniques » son effet touche sitôt que nous nous disons que d’autres mondes sont possibles sur ce lieu et que ceux ci se croisent soudainement en notre imaginaire ; des mondes parfois à mille lieux de se rencontrer tels ces hommes en burnous qui croiseraient quelque part cette dame qui accroche son linge. Il nous assène malicieusement et sans trop de fioritures que notre monde d’objets réfléchissants se trouve toujours être plus petit que l’ensemble des manipulations dont est capable le temps et notre imaginaire. C’est pour cette raison que nous restons comme bloqué sur ses images.

Il est une image dans la série qu’il nous propose et qui met tout au goût de l’imaginaire : la photographie en noir et blanc. Celle ci ne laisse aucun doute quant à la manipulation et à son regard ; cet artifice agit du même coup en nous faisant douter de la « réalité » des autres images et là, nous entrons alors sur cette piste en essayant de voir ce qui a bien pu être mis en scène dans ses autres images : cette dame aux linges est elle réelle ou est-elle mise en scène ? Ces vieux en burnous ont ils été ajoutés par un quelconque logiciel ?

Somme toute, ce travail s’apparente à une quête d’identité du lieu et par là même de tenter de définir l’identité ; celle d’un lieu. D’une ville. De ce pont. De lui même…

Quelles identités à ce lieu ? A cette question Mehdi semble nous répondre en nous proposant de mêler tout à la fois l’image et l’imaginaire. Il choisit la photographie pour nous asséner d’images qui collent ou qui ne collent pas à notre imaginaire pour qu’enfin nous sortions de l’image que nous nous faisons de ce pont et que d’autres alternatives identitaires opèrent.
En rassemblant ou en dissociant l’image que l’on se fait de ce pont, il nous permet à la fois de saisir l’idée d’un pont : le trait d’union mais aussi le point qu’une ville réalise où deux idées s’entrechoquent : séparer – unir. Par ce dispositif photographique le pont prend tout son sens, il (le pont) et elle (la photographie) nous unissent et nous divisent sur les images que nous nous en faisons. Un sentiment persiste toutefois à la vue de toute sa série : une sorte d’accord entre image et imaginaire nous aide parfois « à identifier » ce lieu qui selon ses propres mots « à lui donner une identité car si je lui en ai donné une, ce lieu vit en moi et me donne aussi une identité en retour».

Mehdi Boubekeur remplit d’absents ce pont pour approfondir le présent et le pendant de ce pont au moment où nous observons sa série. Cette complexité que nous propose le photographe et dont nous ne pouvons échapper sitôt que l’on se trouve devant, est somme toute banale, car tout un chacun vit ce quotidien tous les matins en sortant de chez lui, à la différence notoire où en le fixant en image et en la remodelant il devient expérience de temporalité pure car nous pouvons alors nous arrêter en cet instant qu’il a choisi.

En partant de cette pauvreté apparente de notre quotidien, Mehdi fait ainsi éclore un monde à comparer, à penser, à résoudre, il nous aide au final à nous former des images à partir du cadre unique qu’il nous présente pour nous révéler toute les potentialités d’un lieu, d’une image, d’une ville.

Notre monde si facile à voir et si complexe sitôt que nous y déposons notre regard. Cette sorte de métaphore du monde qu’il nous propose nous permet de relever à la fois l’envers et l’endroit des arcanes de notre imagination sans pour autant que notre cadre (ici l’image) ne change. Ainsi, ses images tendent à rendre notre imaginaire plus grand et pourtant : ce seul et unique cadre utilisé ne change pas ; notre monde reste tel qu’il était avant de voir ses images, il ne devient pas plus grand mais il nous grandit. Pas plus grand mais plus profond, le monde que l’on habite nous est révélé dans ce conflit des premiers pas, ici renouvelés, de la photographie.

Djamil Beloucif.